Je regarde la trotteuse sur ma montre, allongé sur le canapé. Belle m'a donné rendez-vous dans son appartement... je dois y être... il y a cinq minutes. Oui, je suis en train de me mettre volontairement en retard. Comme pendant les deux ou trois prochaines heures elle a prévu de me torturer pour me rendre présentable pour ses parents, j'ai décidé que j'allais la faire languir un petit peu. Je n'ai même pas à m'occuper, je n'ai rien à faire. Je regarde juste les secondes passer sur ma montre. Tic tac tic tac.

   Je n'ai pas envie de son briefing. Je veux bien la voir, ce n'est pas le problème... mais c'est le fait qu'elle va m'apprendre tout ce que je sais déjà qui va me souler. Je sais que j'aurais juste à lui dire que je suis d'une famille française très riche, très bourge... bla, bla, bla. Mais je ne veux pas. Je ne sais pas quelle est sa relation avec ce genre de personne, donc je préfère franchement qu'elle garde l'image qu'elle a actuellement de moi. Le voisin chiant. Ca me va tout à fait comme image. Finalement, je me décide à aller la retrouver. Je me lève et passe une main dans mes cheveux en me regardant dans le miroir. Je sors de l'appartement et entre dans le sien. Sans frapper. Elle ne frappe pas quand elle vient chez moi, je ne vois pas pourquoi je le ferais quand j'entre chez elle. Et puis, ça l'emmerde encore plus. C'est tout bénef ! Je hurle dans l'appartement... je ne cherche même pas à savoir si elle est près de moi ou pas. « Belle ! Je suis là ! Allons-y pour ton briefing... » Je vais me laisser tomber sur le canapé, posant mes pieds sur la table basse.

   Je l'entends soupirer. Je crois que mon petit manège marche. Et je suis content. Je ne suis pas vraiment le genre de mec qui cherche à faire chier le monde... la plupart du temps. C'est juste cette fille. J'ai besoin de l'embêter, de la mettre en rogne. C'est limite vital, depuis que je la connais. J'ai besoin qu'elle me déteste. Mais pas trop. Je l'apprécie quand même bien, Belle. Ca n'est pas encore arrivé, mais je sais quel est sa pâtisserie préférée et si jamais, un jour, je me sens coupable d'une connerie que je lui ai faite, ou alors si un jour elle ne me parler plus... c'est certain qu'elle trouvera devant sa porte des gâteaux en centaines. Ca, elle peut en être sûre. Mais je ne lui ai pas dit. Sinon, je suis persuadé qu'elle me ferait la gueule juste pour bouffer à l'oeil. Je la connais. Même si pas tant que ça, finalement...

   Elle se lève et se poste devant moi, bras croisé, avant de me sortir une de ses répliques que j'aime tant. Je lève les yeux vers elle avant de me lever brusquement du canapé et de me mettre au garde à vous, face à elle. « À vos ordres chef ! » Je lui fais le salut après avoir hurler ça dans l'appartement. Je crois que les autres voisins nous prennent pour des malades mentaux. J'ai entendu des petits murmures dans ce goût là. Vive les immeubles où tout le monde se connaît. Je lui fais un grand sourire. « Dis-moi, Belle... par quoi vas-tu débuter mon apprentissage de la vie en haute société ? Comment manger du caviar sans s'en vomir de dégoût ou alors parler comme dans un bouquin datant du quinzième siècle ? Oh, mais j'y pense ! Je suis français... c'est pas déjà un bon point, ça ? Non ? » Je ne sais pas de quoi je parle. J'essaye d'éviter au maximum d'éviter le début de cette leçon. Je ne sais pas ce qu'elle m'a préparé et je dois dire que j'ai peur. Et puis, il faut que je me décide aussi. Est-ce que je fais l'abruti qui ne comprend rien ou est-ce que je concède à lui donner un peu de répit et je fais tout correctement... hm... non, l'abruti me semble plus logique.

   Cette fille. Cette fille, je ne réussis pas à la cerner. J'ai toujours su discerner les caractères des gens que je côtoyais, quand j'étais encore chez mes parents. La plupart du temps, ils mentaient tous comme des arracheurs de dent. Mais Belle... je n'arrive pas à savoir. Il faut dire que c'est probablement la seule fille de riche que je connaisse qui n'ait pas tenté de me draguer. En même temps, elle ne connait pas mon origine noble, elle pense que je ne suis qu'un simple pâtissier fauché. Je n'arrive pas à voir les émotions qu'il y a dans ces beaux yeux noisette. Pourtant j'aimerais.

   Je me tourne vers elle, et la regarde, écoutant attentivement - j'essaye d'être assidu tout de même - ce qu'elle me dit. Que je sois français ne change rien ? Peut-être. Mais quand ses parents vont entendre mon nom, Delorges, une petite lumière va se mettre à clignoter dans leur cerveau de bourges. Nous sommes peut-être aux Etats-Unis mais la réputation des Delorges ne s'arrête pas aux frontières de la France. Oh, non !

   Quand elle énuméra les quatre points qu'elle allait m'apprendre, j'eus un vague sourire. Mon précepteur comme ma mère se plaisait à l'appeler - elle est resté bloquée au cinquième siècle - m'avait donner les quatre même directive. Manger proprement, se tenir correctement, parler distinctement et danser gracieusement. Pendant dix longues années j'ai été torturé par ce mec. Mais, au moins, ces quatre matières sont rentrées dans ma tête. Je crois que je ne réussirais jamais à les oublier. Quoi que, ce n'est pas très gênant. À part la danse qui ne me sert pas quotidiennement, les trois autres sont des choses adéquates à la vie courante. Je la laisse finir son petit discours d'introduction et me redresse, venant croiser mes mains derrière mon dos. Je commence à former les phrases sur ce ton que je connais depuis que je suis gosse. À la fois distingué et charmant, doux. « Je vais essayer d'être un bon élève, je te le promets. » Je lui fais un petit sourire qui est connu dans ma famille pour être ravageur - il parait que mon père a séduit ma mère avec ce sourire - et, cassant le joli lien magique du charme, je me laisse tomber dans le canapé. « Et tu loupes rien avec le caviar, c'est absolument dégueulasse ! »

   Je regarde Belle qui est complètement paumé et aussi complètement paniquée. Quelque part, ça me fait un peu rire... mais d'un autre côté, je me sens un peu coupable de ne pas être le fiancé parfait. Je ne le serais jamais, il faut être lucide... mais je pourrais faire un effort. Malgré ça, je continue à faire le con.

   Je me mords la lèvre quand elle me demande où j'ai mangé du caviar. Alors, là... euh... pourquoi je lui ai dit ça ? Je vais me faire griller, ça vaut une fortune ces petits oeufs noirs ! Bon, avec un peu de chance, elle ne va pas poser plus de questions. « Hum, je crois que j'avais une quinzaine d'année... on était allé dans un restaurant chic avec mes parents et le patron de mon père et sa famille... mon père faisait le beau pour avoir une promotion, quoi. » C'est plausible, comme histoire, ça non ? T'façon, c'est la vérité, alors, au pire... Je la regarde, essayant de lire ce qu'elle pense. Elle est complètement paniquée la pauvre ! Elle pense vraiment que je vais être horrible. Quelque part, je le prends assez mal. Je me remets debout et me poste en face d'elle. Je pose mes mains sur ses hanches - espérons qu'une baffe de vienne pas trouver ma joue - et la regarde dans les yeux. « Hé, arrêtes de t'inquiéter. J'ai accepté de le faire, alors je le ferais... parfaitement, je te le promets. Tes parents vont m'adorer tellement je serais le gendre idéal. » Je lui souris un peu avant de lâcher ses hanches et de croiser mes mains derrière mon dos. « Par quoi on commence, alors ? »